L'entre deux chez Sofia Coppola - Virgin Suicides, Marie Antoinette, Lost in Translation, Somewhere et The Beguiled




Voilà une grande première sur mon blog, un type d'article que je n'ai jamais écrit avant. Mais en participant à un échange de tweets à propos de The Beguiled sur le Twitter de Mango and Salt, j'ai soudain été frappée par la récurrence de certains thèmes dans la filmographie de Sofia Coppola. Ces leitmotivs rendent pour moi sa filmo d'autant plus intrigante, et je trouve que le côté ennuyeux qu'on lui reproche parfois est loin d'être justifié. L'action est intérieure, et Sofia Coppola laisse le temps aux ressentis, aux pauses, aux doutes...

J'aime beaucoup cette réalisatrice, qui a marqué mes jeunes années avec Virgin Suicides (1999). Pour cette mini-analyse, je me suis basée sur ce dernier, ainsi que Lost in Translation (2003), Marie-Antoinette (2006), Somewhere (2010), et le très récent The Beguiled (2017). J'ai volontairement laissé de côté The Bling Ring, tout simplement parce que mon souvenir en est assez flou (et qu'il ne m'avait pas transporté) Attention, cet article contient des spoilers sur les films en question. Pour illustrer cet article, j'ai fait des collages de stills trouvés sur le net. 

"L'entre deux" est un thème récurrent dans la filmo de Sofia Coppola. Entre deux mondes, entre deux systèmes, entre deux fuseaux horaires, tous les personnages sont coincés quelque part ("somewhere") et ne rêvent que d'arrêter de faire semblant pour enfin atteindre l'autre, pour que l'entre deux devienne entre eux deux. Je ne vais pas approfondir la récurrence des fenêtres et des miroirs (où on est face à une image de soi même, et qui donc symbolise très bien l'entre deux), bien qu'il y ai beaucoup à dire, je préfère me focaliser sur d'autres aspects : 

L'ascenseur, symbol parfait de l'entre deux
Johnny Marco (Somewhere) et Bob Harris (Lost in Translation) sont deux superstars tiraillées entre être et paraitre. Leur "vraie" vie (leurs familles, auprès desquels ils sont donc très peu présents) et le monde du star système, dans lequel ils doivent toujours faire semblant, et dont ils semblent tous les deux être complètement désabusés. 

Johnny Marco, lasse de son statut de star, finit d'ailleurs par laisser derrière lui sa voiture de sport et se déleste de tous ses biens matériels, pour symboliquement redevenir lui, un père de famille sans artifice. 

Johnny Marco, d'abord tournant en rond sur un circuit, puis finalement s'affranchissement de ce cycle infernal en laissant derrière lui sa voiture.

Bob est en plus entre deux villes, New York et Tokyo. Il est partout et nulle part à la fois. Il n'est pas à NYC, ce que sa femme lui reproche très souvent en l'appelant au téléphone à des heures impossibles, pour lui parler de la déco de leur maison. Il n'est pas non plus réellement à Tokyo. Il est à l'hôtel, et n'en sort qu'escorté de son équipe ou de Charlotte (Scarlett Johansson). Dans le cas de Johnny et de Bob, le téléphone est ce qui les relie avec la réalité, un vrai fil rouge liant les deux mondes. En voix off, on y entend leurs femmes (qu'on ne verra jamais dans les films) leur faire des reproches à propos de leur absence. Ils sont partout, mais leurs voyages font qu'ils ne sont jamais là. 

Dans Virgin Suicides, les filles voyagent en rêvant d'aventure
Avant que les jeunes filles de Virgin Suicides ne soient séquestrées chez elles, elles doivent elles aussi faire semblant au lycée, donner le change en portant un masque pour cacher ce qu'elles ressentent. Puis, quand leur isolement commence réellement, elles n'ont d'autre moyen d'atteindre le monde réel que d'échanger des appels téléphoniques avec les jeunes voisins d'en face. Si proches physiquement mais si éloignés psychiquement, ils communiquent par chansons interposées, essayant de se comprendre et de s'atteindre, fascinés qu'ils sont tous par le sexe opposé. Les adolescentes dans Virgin Suicides sont entre deux à bien des niveaux. Tout d'abord, elles évoluent entre rêve et réalité. Pour elles, le voyage est intérieur, car elles sont coincées dans leur propre maison, recluses à cause d'une mère elle même prisonnière de ses principes. Elles commandent des catalogues auprès d'agence de voyage et rêvent leurs destinations, immobiles dans leur chambre. On peut dire aussi qu'elles oscillent toujours entre la vie et la mort, s'échappant de leur destin morne en planifiant scrupuleusement leurs suicides (les garçons pensent d'ailleurs en venant les chercher qu'ils les emmènent en voyage). Comprenant qu'il n'y a pas d'issu, Cécilia préfère s'empaler sur les barreaux de sa prison (la grille devant la maison), et les voisins de commenter (au téléphone, entre eux) : 

"That girl didn’t wanna die. She just wanted out of that house”

Plus des enfants mais pas encore des adultes, la puberté des soeurs Lisbon terrifie les hommes 

Mais elles sont aussi entre l'enfance et l'âge adulte, cet âge entre deux qu'est l'adolescence. Sont-elles des enfants ou des femmes ? Comme souvent dans la filmo de Sofia Coppola, les jeunes filles sont victimes de leur propre sexualité, une puberté hors de contrôle qu'elles ne maitrisent pas encore, et qui terrifie les hommes (et leur mère, qui rajoute du tissu sur chacune de leurs robes de bal de promo). Le camarade de classe des filles, venu dîner, reste bouche bée devant l'immense pile de boites de tampons périodiques qu'il découvre dans la salle de bain, et il s'enfuit littéralement en courant lorsque Lux vient se servir. Cette dernière se sert d'ailleurs du sexe pour essayer désespérément d'atteindre l'autre, de créer une proximité physique pour tromper un manque de proximité psychique, en couchant avec tout un chacun, sans plaisir, sur le toit de sa maison (une transgression un peu entre deux elle aussi : est-elle chez elle ou non ?). Après chaque rapport, elle s'inquiète :

"She turns to me and asks if I thought what we just done was dirty {...} than she grabs my hand and goes 'You like me don't you' ?" 

Les garçons observent au télescope une planète lointaine (la femme), mais ne la comprendra jamais et arrivera donc trop tard pour la sauver


Tiraillée entre les principes religieux strictes qu'elle a reçut et son besoin d'atteindre l'autre, Lux finira par s'intoxiquer dans sa voiture après avoir flirté et ouvert la ceinture du garçon venu la sauver. Dans son cas, la voiture, seul moyen pour rejoindre le monde des vivants, ne quittera pas le garage. Mais sa sexualité n'intimide pas qu'elle. Les voisins l'observent se donner aux hommes, via leur télescope (la femme est-elle une galaxie si lointaine ?), et Trip Fontaine devient fou après avoir couché avec Lux sur son terrain (le terrain de baseball). Il ne la rappellera jamais, et on le retrouve des années plus tard, dans un institut psychiatrique, marqué à vie par cet événement. 

Les garçons, après avoir été fasciné par ces filles pendant des années, confient : 

"We felt the imprisonment of being a girl, the way it made your mind active and dreamy and you end up knowing which colors went together.  We knew that the girls were only women in disguise, that they understood love and even death, and that our job was to create the noise that seems to fascinate them.”

Scènes parallèles dans Virgin Suicides et The Beguiled. 18 ans (une adolescence complète) sépare ces deux scènes où on reproche aux personnages joués par Kirsten Dunst d'être d'irrésistibles tentatrices. 


Sofia Coppola s'autorise un clin d'oeil au sein de sa propre filmographie. Elle a inclut dans The Beguiled une scène parallèle à une autre dans Virgin Suicides. Dans les deux films, on assiste à un diner à la maison, en présence d'un homme étranger (un camarade de classe, et le corporal) où Kirsten Dunst (en tant que Lux puis Edwina) doit subir des remontrances sur sa tenue. Son corps est sexualisé à outrance par ses "gardiennes", et la vue de ses épaules lui est deux fois reprochée, par sa mère d'abord, par sa chef ensuite. Si Lux s'empresse de remettre son cardigan, Edwina, plus mûre, supportera ces reproches, consciente de son pouvoir de séduction et cette fois ci certaine de vouloir s'en servir. 

Trois générations de femmes tentent de séduire le soldat, par ennui ou par calcul. 


Mais c'est The Beguiled (Les Proies - mais le sont-elles réellement ?) qui illustre le mieux la peur que ressent l'homme face à la sexualité des femmes. Le Corporal McBurney est lui la vraie proie, proie de trois générations de femmes, qui rêvent de tromper l'ennui avec cet homme tombé du ciel. En proie à l'ennui et au rejet du statut que leur impose la société, chacune voit en l'homme un moyen de s'en sortir. Mais c'est quand McBurney se laisse séduire par ces sirènes qu'il cause sa perte. La matriarche Miss Martha lui coupera la jambe quand elle découvrira qu'il ne comptait jamais la rejoindre dans sa chambre, après qu'il ait été poussé dans l'escalier par Edwina, quand elle le surprend en train de batifoler avec la très jeune Alicia. Alors qu'il menace la sécurité des femmes de la maison, Edwina se sacrifie pour apaiser l'homme en colère, en lui offrant son corps. Honteuses de leurs pulsions face à une société patriarcale qui les oppresse, elles finiront pas s'allier, entre femmes, pour tuer l'homme et ainsi faire disparaitre leurs péchés de chair, bien plus grave à leurs yeux qu'un meurtre. 

La jeune Marie Antoinette passe littéralement de l'autre côté de son enfance pour devenir adulte, et reine. 


Marie Antoinette subit elle même la pression de sa condition de femme. Après un long trajet en carrosse, et la traversée d'un symbolique passage, où elle laisse derrière elle l'Autriche et son enfance et où elle rejoint la France et l'âge adulte, Marie Antoinette doit grandir d'un coup. Elle doit donner un souverain à la France, porter la vie (une vie masculine si possible). C'est sa propre mère, par courrier interposé, qui la somme de séduire le roi, qui est pourtant très peu intéressé par la chose. Elle doit se transformer en tentatrice, et donner envie à un homme terrifié par la chose. Ce n'est qu'une fois sa mission accomplie que Marie Antoinette obtiendra son "chez elle", son hameau, seul espace de liberté où elle peut être elle même. Loin du monde des convenances qu'elle trouve absurde et ridicule, elle trouve un endroit à elle, sans masque, où elle s'épanouit. 

Marie Antoinette est donc entre deux mondes elle aussi. En plus d'être entre femme et reine, elle est aussi entre son pays natal et son pays d'adoption,  et elle demande à son conseiller : "Should I be the daughter of Austria or the Dauphine of France ?" Fatalement, il lui répond : "You must be both". Marie Antoinette, déracinée, erre dans son château trop grand, perdue dans le paraitre alors qu'elle essaie d'être. 

Loin de chez eux, comme Marie Antoinette, tous les personnages chez Sofia Coppola peinent à trouver leur "home". Les femmes dans The Beguiled sont confinées dans un manoir, un internat situé entre la paix et la guerre, près de la zone de front où les deux mondes se confrontent violemment. Elles sont protégées, à l'abris, jusqu'à ce que le monde ne vienne à elles (sous la forme du corporal). Pareil pour Johnny dans Somewhere. Constamment à l'hôtel ou en voiture, il reprend pied quand sa fille s'impose dans sa vie. Si au départ, il tourne en rond dans sa voiture de sport (la scène d'intro du film le représente faisant des tours de circuit), il conclut le film à pied, sur une route droite, allant vers un ailleurs que le titre du film a toujours suggéré. 

Fenêtre de voiture ou de chambres, les personnages de Sofia Coppola sont spectateurs de leur vie, qui défile devant leurs yeux passifs. 


Ni à la maison ni près à rejoindre le monde extérieur, Bob Harris et Charlotte restent à l'hôtel, et cette dernière ne fait que contempler la vie depuis sa fenêtre de chambre, sans oser se lancer. Jeune mariée abandonnée dans un pays étranger qu'elle ne comprend pas, elle se demande ce qu'elle fait là, et qui elle est : 



Beaucoup de scènes sont tournées dans le taxi (entre deux destinations), ou même dans l'ascenseur (entre deux étages). Charlotte et Bob ne font qu'aller (mais aller où ?), observateurs passifs de leur propre vie, et ils semblent ne jamais avoir de destination finale, de point d'attache, et même quand ils se trouvent l'un l'autre, ils établissent une relation entre deux. Oui car entre eux deux, tout est flou. Leur relation est-elle celle d'un père et de sa fille ? De deux amis ? De deux amants ? Ce qui compte n'est pas ce qu'ils se disent, mais plutôt ce qu'ils ne se disent pas. La tension entre les deux personnages ne retombera qu'à la toute fin, lorsqu'ils échangent des messes basses dont la teneur exacte n'a aucune importance. Tout entre eux n'est qu'acte manqué, baisers ratés et adieux répétés, et tout ce qui ne se passe pas est beaucoup plus réel que toutes les banalités qu'ils s'échangent. 


J'espère que cet article vous aura donné une nouvelle perspective sur les films de Sofia Coppola. Mon interprétation est personnelle et donc probablement biaisée. Si vous avez observé d'autres thèmes récurrents ou si vous n'êtes pas d'accord avec ces lignes, je serais ravie de vous lire en commentaires ! 

Commentaires

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  1. Je suis globalement assez d'accord avec toi ! Et ne dis pas que ton interprétation est biaisée !
    Je pense que le sujet principal de Sofia Coppola est l'ennui. A l'adolescence, à l'âge adulte, etc. C'est ce que j'aime énormément chez elle. Sa façon de filmer les lenteurs, les silences, les regards perdus. Et dans Marie-Antoinette, ce n'est pas spécialement son histoire qui est le sujet principal, mais elle devient plutôt le contexte. On y voit une jeune femme, trop jeune d'ailleurs, qui se retrouve face à un nouveau pays et de nouvelles règles et qui n'arrive pas à trouver sa place dans un premier temps.
    Le seul passage de ton article où je ne suis pas tout à fait d'accord, c'est la comparaison entre Lux et Edwina. Je ne suis pas sûr qu'on puisse les comparer aussi facilement sur ce sujet. Je ne suis pas certain qu'Edwina connaît son pouvoir sexuel à la différence de Lux. La robe qu'elle porte à table est à mon avis plus d'usage et beaucoup moins provocante dans sa région d'origine que devant le personnage de Nicole Kidman. De plus, Edwina, contrairement aux deux autres personnages féminins jouent beaucoup moins la séduction. Evidemment elle est présente et rend régulièrement visite au colonel mais ce n'est pas elle qui fait le premier pas. Je pense qu'elle représente, dans ces trois générations de femme, la facilité, la bienséance, celle qui au premier regard d'une société devrait être l'élue du caporal. Elle est celle qui pardonne, celle qui fait des sacrifices.
    Mais je trouve cependant la comparaison du diner que tu fais assez juste et je n'avais pas fait la parallèle, pourtant j'ai revu Virgin Suicides il y a quelques semaines.

    Continue à faire des articles comme ça !

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    1. Merci d'avoir pris le temps de lire l'article et de partager ton avis, ça me fait trop plaisir !
      JE suis complètement d'accord pour le traitement de l'ennui, c'est ce que j'aime aussi !

      Sur le point où on n'est pas d'accord, je reste campée sur mes positions. Je suis certaine que les femmes ne sont pas naives et au contraire très consciente de leur pouvoir de séduction. Tu dis qu'edwina ne fait pas le premier pas, mais elle trouve toujours des pretextes pour aller le voir, clairement elle lui ouvre une porte, et c'est un grand pas pour l'époque je pense.

      Bon, vivement son prochain film du coup :))

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  2. J'aime beaucoup les films de Sofia Coppola. Les longueurs et les instants contemplatifs durant lesquels il ne se dit rien mais qui nous apprennent beaucoup que de nombreuses personnes critiquent font partie des choses qui me plaisent le plus dans ses films. J'aime aussi l'ambiance mélancoliques qu'ils dégagent.

    J'ai beaucoup aimé ton article en tout cas. Il est vraiment chouette.

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    1. Coucou Evangeline ! merci d'avoir pris le temps de lire l'article, et d'avoir partagé ton opinion ! Je suis d'accord avec toi, ce sont les passages que je préfère !

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